Un peu plus d’un an après la publication des trois premiers tomes de notre manifeste Reconstruire doucement, quatre vagues reliées à la COVID-19 ont déferlé aux quatre coins du Monde. Les grandes métropoles ont été durement touchées, mais l’impact de la crise sanitaire s’est fait ressentir partout dans les grandes comme dans les petites municipalités. Au Québec, de Montréal à l’Abitibi en passant par la Gaspésie, peu d’endroits ont été épargnés. Les initiatives pour donner plus d’espaces aux citoyennes et citoyens se sont multipliées un peu partout au pays: programmes de piétonnisation d’artères commerciales bonifiés entre 2020 et 2021, nouveaux espaces publics transitoires ou permanents, projets de nouveaux parcs urbains, etc. Bref, plus de place pour vivre autrement l’urbanité.
Ce type d’initiatives, souvent polarisantes, reflète un profond désir de changement et d’un droit à l’espace public. Peut-être avons-nous pensé au développement des milieux de vie en mettant trop souvent de côté l’humain et sa santé au profit de sa productivité? Se déplacer, travailler, se nourrir, dormir. Par la publication de cette quatrième partie de notre manifeste Reconstruire doucement nous proposons de réfléchir sur les actions posées dans l’urgence d’agir des dernières années pour ensuite étudier la manière dont l’expérience vécue peut mener à la mise en place de communs. S’inspirant des travaux du philosophe et journaliste français André Gorz (1923-2007), nous mobilisons la mouvance récente d’initiatives inspirées du commun où la ville est à la fois le « site » ou le « lieu » dans lequel des pratiques d’appropriation et de partage se déploient, et l’objet d’une pratique collective d’un droit à la ville.
L’espace commun
L’isolement conjoncturel lié à la pandémie a permis en partie de mobiliser les communautés afin d’interroger la citoyenneté et de développer des pratiques de mise en commun dans l’appropriation des espaces urbains. Le rôle de l’aménagement d’espaces, du design urbain ou des infrastructures temporaires et transitoires dans le tissage des villes et des municipalités a été exacerbé. Au-delà de leur présence esthétique, ces pratiques permettent de « reconstruire doucement » le tissu social, valorisent les territoires et les lieux urbains, défrichent et invitent à investir, habiter et vivre l’espace. Dans le même esprit, l’appropriation et l’utilisation de ces espaces par des citoyens, des groupes communautaires, des artistes et autres collectifs, participe aussi à les animer de manière informelle.
Ces formes d’occupations des villes et des municipalités, tant par le développement d’aménagements éphémères et transitoires que par les événements initiés par une culture off et les initiatives communautaires, participent à ce courant qui contribue à la construction de l’imaginaire des villes et des municipalités, de ses possibles et de ce que nous proposons de voir comme des “communs”. Dans ce contexte, le langage des communs, comme celui de l’innovation, doit s’imposer comme éléments essentiels du bagage conceptuel des designers, des chercheurs, des urbanistes, des citoyens et aussi des acteurs politiques et des institutions publiques.
Alors que plusieurs pratiques de développement urbain participent à poursuivre l’essor effarant du capitalisme, nous proposons une réponse collective, plaçant la notion du «commun » au centre des préoccupations. Notre vision s’articule autour d’un intérêt pour les initiatives communautaires et également pour les initiatives locales de partage du territoire, des ressources et des espaces de vie. Un emprunt délibéré au mode organisationnel provenant de l’économie sociale (coopérative et OBNL) et qui croise l’innovation et la participation communautaire dans le développement des villes et des municipalités. Le développement urbain et les pratiques de design doivent dès maintenant s’articuler à un contexte de post-croissance où les failles de l’urbanité doivent être remontées à la surface afin que l’on puisse les transformer. La transition écologique et sociale doit être au centre des projets qui façonnent les villes et les municipalités.
Se tourner vers les rives
Malgré les passions soulevées par les programmes de piétonnisation, les rues partagées et autres projets du genre, leur bienfait sur la vie de quartiers est indéniable. Ces projets ont permis une revitalisation de notre façon de vivre les rues comme des espaces publics. En mesurer seulement l’impact économique et commercial serait une grave erreur. Il faut les voir comme des « communs ». Comment ces projets peuvent-ils servir d’exemple pour le reste de la ville? Quelle est la prochaine étape? Si, à l’évidence, on ne peut se réapproprier toutes les rues, quel est le prochain espace public à revendiquer, à investir? Et si on se tournait vers nos rives?
Du fait de leur multiplicité, de leur proximité et de ce désir partagé d’y accéder, les cours et les étendues d’eau au Québec sont des espaces fertiles en projets communs. La complexité des aspects juridiques et économiques qui en permettent l’accès est le reflet de l’émancipation d’un développement urbain néolibéral qui se complexifie souvent dans un contexte métropolitain. Nous souhaitons ici l’illustrer par deux projets aux réalités diamétralement opposées, mais dont l’enjeu reste commun, celui de l’accès à l’eau.
Du lac Osisko au fleuve Saint-Laurent
À Rouyn-Noranda, des plantes envahissent les fonds à proximité des rives du lac Osisko. Un problème relié à la qualité de l’eau à cet endroit précis du lac. Pour venir à contrecarrer cette problématique, des îles végétalisées ont été installées afin d’assainir l’eau grâce à la phytotechnologie. Mis en place grâce une collaboration entre le Centre technologique des résidus industriels (CTRI) et le Collectif Territoire, ces îles font partie d’une série d’initiatives entourant la réappropriation de cette étendue d’eau en vue du 100e anniversaire de la ville en 2026. L’objectif est de redonner l’Osisko à sa communauté en l’assainissant. Ce qui fait la particularité de ce projet lauréat de la Fondation David Suzuki, c’est la mobilisation en amont par le biais d’activités rassembleuses: résidences d’artistes, présentation d’oeuvres revendicatrices conçues par des élèves des écoles primaires peintes sur le chemin autour du lac, corvées de nettoyage et, etc. Si le volet environnemental du Collectif Territoire est indéniable, il faut également en souligner le caractère social. Voilà un exemple d’un « commun » qui a mobilisé les milieux culturel, universitaire, municipal, scolaire et même industriel. Le geste n’est pas ici posé dans une logique de faire à tout prix, mais bien de reconstruire doucement la réputation du Lac Osisko. Un projet commun à suivre…
À près de 650 kilomètres au sud, des canaux laissés à l’abandon depuis plusieurs décennies traversent des secteurs du Parc Jean-Drapeau. Au centre de ce Parc: une plaine minéralisée pour accueillir de grands événements, un parc d’attraction qui se développe sur l’eau par manque de place, un accès à l’eau presque absent et des vestiges de la Formule 1 dont on souhaiterait parler comme étant d’une autre époque. Ici, la complexité du développement d’un territoire métropolitain est palpable: enjeux politiques et de gouvernance, pression de l’industrie du spectacle, protection des acquis, etc. Soulignons au passage l’ambitieux plan directeur de conservation, d’aménagement et de développement 2020-2030, présenté par la société qui gère le parc. Un plan dont on souhaite que l’application ne soit pas entachée par des passions partisanes en période post-électorale. La réalité métropolitaine est peut-être injustement sclérosante, mais quand ce type de projet émerge et semble vouloir réellement prendre forme, on ne peut s’empêcher d’y rêver.
Le Parc Jean-Drapeau est composé de deux îles au potentiel multiple traversées par le fleuve Saint-Laurent, symbole du développement maritime au Québec. Mais peut-être que c’est exactement dans cette symbolique que le problème prend racine? Tout comme le lac Osisko, le fleuve a pendant longtemps été un lieu de décharge de déchets domestiques et industriels anéantissant du même coup des écosystèmes, mais également le désir commun de pouvoir y accéder. En gros, au cours des dernières décennies, l’imaginaire collectif des cours d’eau a été industrialisé et saccagé au profit d’une monoculture du développement économique. Si la vapeur a été légèrement renversée par la mise en place de projets porteurs comme celui du Collectif Territoire en Abitibi ou encore celui du Campus de la transition écologique au Parc Jean-Drapeau, il reste encore beaucoup à faire. Il y a beaucoup à faire dans la mise en place d’un mode collaboratif et efficace entre le secteur public et les organisations œuvrant dans les secteurs qui entendent contribuer à la transformation des villes et des municipalités. Beaucoup à faire pour replacer l’individu et sa santé au centre des priorités. Beaucoup à faire pour que l’eau reprenne ses lettres de noblesse en milieu urbain.
C’est pourquoi nous suggérons de voir dans les étendues d’eau, petites ou vastes, fleuves, rivières, ruisseaux ou lacs, un potentiel de renouvellement du « commun » dans le développement des villes et des municipalités. Au cours des derniers siècles, les cours d’eau ont joué un rôle central dans la croissance économique. Nous suggérons de faire passer le développement urbain post-croissance par les mêmes voies symboliques. L’appropriation citoyenne de l’eau doit servir la transition écologique et sociale. Ces espaces doivent devenir à la fois des lieux de rassemblement, de passage et d’éducation. Des espaces pour améliorer le cadre de la vie citoyenne par le biais de projets dont le centre d’intérêt est la santé mentale et physique des personnes. Plus on donnera accès à l’eau, plus on éduquera à l’importance de sa présence et surtout de son respect pour en faire ainsi l’espace commun de nos sociétés contemporaines.